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FRISSONS

L'obscurité, toujours.

 

Je reprends vaguement conscience, encore nauséeuse et cherchant comme chaque fois à respirer un air qui m'est pourtant interdit. Voici peut-être cinq heures que je gis, informe et pathétique, sur l'accoudoir du fauteuil décrépit qui trône au milieu de cette cahute ignoble. Comme tous les soirs, le vent passe en sifflant entre les vieilles planches qui en forment l'enceinte. Malgré le bruit de l'océan tout proche, les gémissements brûlants de celui qui fut presque mien me parviennent par moment, lancinants, abjectes, alléchants. J'entends le rire de la prêtresse, grumeleux et monocorde, qui tranche avec son élégance d'un autre siècle. Elle doit en avoir fini avec lui pour ce soir. La voici qui apparaît dans la petite pièce mal éclairée, titube vers moi, m'attrape par ce qui me tient lieu de cou et me soulève pour me placer devant son visage, hilare. La pointe de l'aiguille se rapproche à nouveau, inexorable, acérée, toute puissante. A dire vrai, cela fait maintenant des mois qu'elle ne m'utilise plus pour se venger d'autres prétendantes ou d'ennemis quelconques, mais simplement pour se divertir. De femme, je suis devenu effigie de chiffons, immobile, minuscule, hideuse, maudite. Mon œil droit grossièrement remplacé par un bouton subtilisé sur une chemise de l'homme que j'aimais. Mes lèvres, qui plaisaient tant, à présent cousues à la va-vite, mon visage sans vie criblé par des aiguilles orphelines. 

 

Des fils s'échappent de chacune de mes pauvres articulations, tandis qu'elle me secoue brièvement en m'accablant d'insultes improvisées. Je n'écoute plus. J'attends. Cette fois, l'aiguille me perce entre le nez et la bouche, transperçant de part en part mon visage puis ma nuque. Comme chaque soir, la douleur est intense, effroyable, et comme chaque soir aucun cri ne s'échappe de mes pauvres lèvres sans vie. Je hurle en silence, je me recroqueville sans bouger, je sens la Folie qui rôde, toujours plus près, alors que l'aiguille ressort pour se planter à nouveau, encore et encore. Mais ce soir, c'en est fini de cette odieuse malédiction. Ce soir, je redeviens femme, jeune, ronde et forte comme les vagues qui rythment chaque minute de la vie à Port au Prince. Ce soir je cesse de souffrir d'avoir aimé le même homme que cette Prêtresse cruelle et dépravée et c'est la fin de sept années de soumission, de châtiments inventifs, de cette asphyxie constante et immuable. Ce soir, j’ose à peine y croire, mais je le sais : c'est le Baron qui tient les rennes. 

 

Il m'est apparu il y a peu, tandis que la prêtresse préparait l'une de ses décoctions fumantes dans un coin de la pièce en éructant des mots interdits. Je ne l'ai pas vraiment vu, mais il était là - en esprit du moins - autour de moi, enjoué et bondissant au rythme d'une musique que je n'entendais pas. J'ai su que c'était lui dès que sa voix s'est mise à résonner dans ma tête de tissus criblée de trous. « Bien le bonsoir belle dame, c'est votre douce sœur qui m'envoie. » La prêtresse ne réagit pas, je semble être la seule à entendre l’esprit des morts. Je hurlerais mon allégresse si je pouvais. « Comme il est affligeant de vous voir ainsi traitée, simple poupée livrée au bon plaisir de cette appétissante prêtresse... Vous n'ignorez pas que le jour des morts approche, n'est ce pas ? » Le jour des morts. L'unique jour de l'année où le Baron Samedi, puisque c'était lui, daignait parader parmi nous et venger les âmes errantes. J'avais perdu la notion du temps, mais je l'écoutais avec attention. « Qui sait, peut-être reviendrai-je alors en ces lieux vous délivrer de cette morne existence, comme le souhaite votre sœur... Mais toute chose a sa valeur propre, vous ne l'ignorez pas. M'accorderez-vous donc une danse en échange, petite âme ? » Muette, je signifiais mon approbation intérieurement, emplie d'espoir. « A bientôt alors jolie chose, comme il me tarde de vous voir chalouper à nouveau » susurra-t-il avant de s’esclaffer et de disparaître tout à fait. 

 

Cette visite, je ne la laissais jamais quitter mes pensées depuis, me languissant du jour où, redevenue femme, j'arpenterai enfin les rues de la ville, aguichant les hommes et souriant à leurs épouses, chantant et riant, vivante, mouvante, vraie. Et ce soir, le Baron tiendra sa promesse, et j'aurai ma revanche. 

 

L'aiguille sort de ma poitrine une dernière fois. La douleur est au-delà des mots, aveuglante, la Folie se rapproche, mais je la tiens à distance. La prêtresse semble se lasser, et me jette au sol près des carcasses de poulets et de poissons. Le vent redouble d'intensité, alors qu'elle se dirige vers l'un de ses chaudrons pour y verser quelque poudre noirâtre et collante. J'entends l'homme que j'aimais lui dire au revoir, puis s'éloigner sur la plage. Et déjà je sens la présence du Baron, légèrement tout d’abord puis indéniablement, quand les bougies qui parsèment la pièce se mettent à rougeoyer avant de s'éteindre l'une après l'autre. La porte s'ouvre d'un coup dans un grincement criard, et une braise suspendue dans l'obscurité apparaît. Un instant de silence, puis la braise se fait incandescente, illuminant les lieux. La braise, au bout du cigare, au bout de ses doigts... Et le voici. Un large sourire barre son visage grimé comme un crâne nu, et son immense chapeau haut de forme frotte le plafond à chacun de ses mouvements, qui sont autant de pas de danse. Sa veste cramoisie, élimée et presque transparente, flotte autour de son corps sec et couvert de suie alors qu'il tourne sur lui-même pour faire face à celle qui me retient captive. La prêtresse s'est retournée, et le fixe sans mot dire, tenant toujours à la main une louche dont s'écoule une substance gluante qui fume en touchant le sol goutte à goutte. « Quelle surprise Baron... » finit-elle par glousser, masquant mal la terreur qui déjà s'empare d'elle. « Ne te fatigue pas Marinette, c'est moi qui distribue les cartes à présent » la coupe-t-il en se déhanchant lascivement, avant de lui souffler en plein visage une fumée sombre et poisseuse. « Voici sept ans que tu joues avec elle », il me désigne d'un geste de sa mâchoire blême. « Et tu n'es toujours pas satisfaite ? J'ai croisé ton beau, tu sais, et je ne crois pas qu'il vaille la peine de se démener ainsi ». Il se penche et me ramasse en un éclair, joue avec moi un instant, puis me tend vers la prêtresse en ajoutant : « Quoi qu'il en soit, elle m'a promis une danse, et sa sœur s'est démenée pour attirer mon attention ». Un rire salace s'échappe de ses lèvres. Et devant moi, voici ma tortionnaire qui se fige, laisse échapper un cri rauque et tombe au sol. Des craquements retentissent alors qu'elle se lacère le visage et le cou, dans une panique que je ne connais que trop bien : elle cherche l'air, l'air précieux et indispensable à sa vie d'avant, tandis que son corps se ratatine et que sa peau devient rugueuse, inhospitalière, filandreuse. Je la dévore du regard, elle se tord, se plie, ses yeux se dessèchent puis deviennent plat et vitreux, se cheveux se froissent, ils sont faits de la même paille que les miens à présent, puis elle s'immobilise là, entre la louche encore fumante et un vieux grimoire couvert de moisissure. 

 

Le Baron, qui n'a cessé de danser d'un pied sur l'autre en me tenant de manière à ce que je ne perde pas une goutte du spectacle qui s'offre à nous, tourne à nouveau sur lui même en ajustant son chapeau de sa main libre. Il tire une longue bouffée sur son cigare qui crépite, et me tourne vers lui, tout sourire. « Voilà qui est fait petite âme, à votre tour à présent », murmure-t-il en me lâchant. Mais je ne tombe pas, je m'étends, je gonfle, j'envahis l'espace autour de moi, je respire pour la première fois depuis sept interminables années... Puis mes pieds touchent le sol. Je regarde mes mains, aussi fine qu'autrefois, puis mon corps nu que j'ausculte du bout des doigts, en riant à pleine voix. Je suis à nouveau telle que j’étais voici sept ans. J’offre au Baron mon plus beau sourire, je danse pour lui, j’ai envie de chanter, d’engloutir des festins, de m’enivrer. J'envoie valser d'un coup de pied le bout de chiffon désarticulé qui, voilà encore un instant, était le corps de la prêtresse. Le Baron Samedi tape dans ses mains en s'esclaffant devant le spectacle de ma liberté toute neuve... Puis il se redresse soudainement en me tendant l'une de ses mains gantées. « Ça n'est pas tout, ravissante damoiselle, mais on m'appelle ailleurs, vous n'ignorez pas que d'autres âmes persécutées attendent d'être, hum, vengées elles aussi. Avant cela, je vais vous montrer votre nouveau - ou devrai-je dire votre dernier- chez vous. » Je reprends mon souffle, interdite. Je n’ai plus envie de danser. « Votre sœur m'a agréablement supplié de mettre fin à cette triste malédiction, mais elle ne m'a aucunement demandé de vous ramener parmi les vivants, sachant très bien que mon rôle en ces lieux est de garder les morts au cimetière et les vivants loin de ceux-ci. Or, vous avez bel et bien quitté le monde des vivants dès le jour où la première aiguille a percé votre enveloppe brodée. En route donc, ma jolie, le temps nous manque déjà, et je ne manquerai pas de venir vous visiter lorsque j'en aurai terminé avec ceux de vos semblables qui ont souhaité ma venue ce soir. » 

 

Je vois ma main se lever et prendre la sienne, sans pouvoir proférer un mot. Le long de mon avant-bras, de larges cicatrices desséchées apparaissent lentement. En baissant les yeux, j’en remarque tant sur mon ventre et mes jambes que ma vue s’obscurcit un instant. Je me rends à peine compte que je tremble de tous mes membres, alors que les murs et le plafond deviennent flous puis s'effacent peu à peu pour laisser place à un décor d'apocalypse. Nous voici dans les ruelles sombres et en ruine du Territoire des Morts, au milieu d'un festival de cadavres en goguette, de silhouettes irréelles, d'esprits malins et farceurs, et de squelettes enjoués. Une musique stridente parsemée de fausses notes résonne, des mains m'invitent à danser et j'entends le Baron qui s'en va déjà en me promettant son retour prochain dans un rire dément, alors que toute lumière semble disparaître avec lui. Je sens qu'on m'agrippe, qu'on me palpe, qu'on m'étudie, des cris et des rires résonnent tout autour de moi. J'ai l'impression de manquer d'air, je cherche à garder l'équilibre, j'entends un hurlement qui ne peut être que le mien. La Folie rôde à nouveau. 

 

Et l'obscurité, toujours. 


 

Texte de Boutros Al Ahmar rédigé spécialement pour l’exposition « Frissons » de la Galerie WAWI.

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